david in winter

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Editeur. Ecrivain. Dilettante

jeudi 17 octobre 2013

La complainte du sans-papiers



  Une nuit sans lune, un bar à l'orée d'un vaste bidonville exotique où des êtres humains forniquent  tout en extrayant de guitares désaccordées des airs tristes et langoureux. Sous le toit de tôle ondulée, à l'écart des joueurs de dominos qui, parfois, terminent par un duel au couteau une partie âprement disputée,  M.  Bouboularovic est attablé face à un homme au regard amical, avec une nuance de cupidité. Ils boivent de petits verres de rhum-vodka, prennent dans des coupelles olives et yeux de mouton, qu'ils avalent sans mâcher, traditionnellement. M. Bouboularovic écoute, et il entend décrire un pays de cocagne où, sous une couverture en plaques de fibrociment, les maisons ont des parois en parpaings et les fenêtres des vitres, et où de puissantes divinités dispensent à tous les Bouboularovic du monde embrassades et sacs d'écus. De ce paradis, l'homme au regard amical a les clefs, et il peut les offrir à M. Bouboularovic, en échange des économies de ce dernier et de l'envoi de sa fille aînée, et juste pubère, à un chantier où de robustes travailleurs souffrent de misére affective.
    Marché conclu. De retour dans sa cahute , d'une poussée maritale, M. Bouboularovic courbe sur une banquette de Mercedes désossée Mme  Bouboularovic, il lui a été expliqué qu'il était préférable qu'elle fût grosse pour leur arrivée au jardin d'Eden, et se montrât  serrant sur un gros ventre fécondé le précédent et vagissant fruit de ses entrailles tout en traînant derrière elle une abondante marmaille, spectacle destiné à merveilleusement accroître la générosité des autorités distributrices de largesses.
   A leur arrivée en  F***-terre-d'accueil, M. Bouboularovic, Madame et leur abondante progéniture ont rencontré leur correspondant, qui leur tend les précieux papiers leur accordant l'envié statut de sans-papiers.
   Et une machine administrative se met en marche. Une nuée de fonctionnaires femelles nommées assistantes sociales, secondées d'une nuée de para-fonctionnaires nommés associatifs, explique à la nécessiteuse tribu Bouboularovic que sont finis pour eux les jours de misére, ces jours sans pain et ces nuits sans télévision, car ils ont désormais des droits, droits à des allocations, des subsides, des secours, droits à un logement décent et citoyen, droits à un smartphone regorgeant d'applis de jeux , droits à de coquets vêtements de travail pour les aînées ( que M. Bouboularovic s'est engagé à prêter au contremaître d'un chantier afin de soulager, etc.), droits à des tickets d'alimentation ( échangeables contre de ludiques babioles ), droits à des divertissements festifs et authentiques , droits à des bons d'essence ( dés que M. Bouboularovic aura récupéré un véhicule à la portière mal fermée ) et à des billets de loterie, et enfin, droit à la scolarisation , qui permettra aux jeunes Bouboularovic de s'intégrer à la diversité, de se fondre à un groupe antérieurement arrivé  d'enfants sans-papiers afin d'enrichir de leur bariolée multitude une vieille nation à la population épuisée.
   M. Bouboularovic ignore la langue terre-d'accueil, qu'importe, une aimable ethnologue associative, adepte du tourisme social et solidaire promu par les guides Lonely planet, et interprète fièrement bénévole quoique subventionnée, sera son truchement pour emplir en son nom  formulaires , demandes, recours, lui montrer là où, sur ces papiers magiques, il doit signer d'une croix, et désormais, pour la famille Bouboularovic, dont le nombre s'accroît autant des inventives bonnes intentions de l'attentionnée interprète que de la fertilité du ventre de Mme Bouboularovic, s'écoulent des jours, des mois, des années de calme bonheur, de nourriture abondante, de chaleur en hiver, de loisirs pour la palabre, d'opportunités de fructueux trafics, et jamais la bonne conscience de M. Bouboularovic n'est assombrie de la pensée que, ce qu'il reçoit, cela est pris à d'autres hommes et femmes, prélevé sur les gains d'un travail dont lui-même se dispense, non, nul sentiment semblable ne l'effleure car il lui a été dit et redit que ce qui lui est donné l'est parce qu'il est juste ( et bien et éthique ) qu'il en soit ainsi.
   Et M. Bouboularovic, Mme Bouboularovic et leurs multiples héritiers vivent et prospérent, assurés que leur avenir sera aussi radieux et reposant que leur présent – mais...
   Mais une autre machine administrative s'est mise en marche, car un politicien s'est persuadé que pour que sa courbe de popularité atteignît des sommets élyséens, il était nécessaire de montrer au peuple une fermeté d'action l'égalant aux Robespierre l'Incorruptible et Clemenceau le Tigre, et des rouages judiciaires et policiers entrèrent  en mouvement ( comme dans le film Brazil ), broyeurs inexorables qui, après avoir dévoré suppliques et requêtes, émirent une sentence définitive...
   Et, comme le rapporta le quotidien-vespéral-de-référence, par une nuit automnale qu'illuminaient les éclairs d'un orage d'une violence biblique, des argousins en treillis armés de fusils-mitrailleurs et de lance-missiles fracturérent la porte du logement social où dormait du sommeil de l'innocence la famille Bouboularovic, des bras musclés de machos impitoyables s'emparèrent du père, de la mère et des enfants innombrables et en larmes pour les jeter sur le plancher d'une bétaillère dont le moteur tournait déjà pour les conduire vers une destination que l'on n'ose désigner. Une fillette avait échappé à la rafle, une fillette au regard de biche apeurée , mais si plein d'amour pour ses frères humains!, à l'aube elle fut enlevée sur le parking du lycée Che Guevara, au mépris de ce droit d'asile dont bénéficie tout établissement scolaire républicain, à peine, dans un geste d'une poignante dignité, avait-elle eu le temps de tenter de s'ouvrir les veines avec la coque de son smartphone, vain appel à la pitié, l'enfant aux yeux noirs et beaux fut cruellement déportée.
   Maintenant, les Bouboularovic n'ont plus pour refuge que la voûte d'un pont enjambant un torrent asséché par la pauvreté et pour se nourrir, que des épluchures disputées à un troupeau de porcs étiques, et M. Bouboularovic ne comprend pas, ne comprend pas pourquoi dans le même temps que les autorités lui tendaient des bras fraternels, lui ouvraient leurs coffres et lui attribuaient tous ces droits synonymes de prospérité gracieusement octroyée, des autorités jumelles, organes d'un même gouvernement, activaient la machine qui allait le rejeter dans les ténèbres de ses origines.
   Et M. Bouboularovic ne pourra comprendre que jamais, à aucun instant, lui, sa femme, sa marmaille ne furent considérés comme des êtres humains, et qu'ils ne furent que les pions et les outils d'un jeu glacé où la soif du pouvoir le dispute au fanatisme de l'idéologie.

6 commentaires:

  1. La famille Bouboularovic ne serait rien donc que le révélateur de nos incohérences...
    S'il en est ainsi, je propose donc de les réintégrer illico en notre territoire et de les faire enfermer vivants au Panthéon afin qu'on ne les oublie pas.

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    1. Oui, mais faudrait remplacer les murs par des "baies vitrées".

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  2. J'espère que les aînées Bouboularovic, vu qu'elles avaient trouvé un emploi dans l'humanitaire ont pu rester.

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    1. No problem, il y a toujours de la demande sur les chantiers.

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  3. La famille Bouboularovic n'est pas seul à croire au mirage d'un peuple qui ne travaillerait que pour elle , toute l'afrique est prête à traverser le petit channel via l'italie pour bénéfifier des largesses d'un état qui oubli ses sujets . Tous les pays du monde reçoivent des migrants mais pour s'intégrer , travailler et faire prospérer leur nation , chez nous une grande partie de nos jeunes partent justement dans ces nations et nous, nous récupérons un ramassis de profiteur . Je viens de lire que le père serait Kosovar mais qu'il vivait en Italie avant de venir en France comme réfugié politique, que ses enfants ne parlent que Français etc etc en un mot marre des assos, marre des assis sociales , marre des qu^tes dans les magasins , marre qu'on nous prenne pour des C***

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  4. Comme c'est bien écrit, mais tellement vrai également. La France terre d'asile n'est malheureusement pas un leurre. Votre fiction décrit très bien la situation.

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