Dans un
quartier paisible, mais passant, d'une ville gouvernée par une municipalité
solidaire et sensible, M. Aimé Dupont est propriétaire, et tenancier, d'une
boutique de vente de rutabagas.
--Comment
vont les affaires ? lui demandent parfois ses proches.
--Je me
bats, répond d'un ton martial et citoyen M. Aimé Dupont.
Car M. Aimé
Dupont est un battant, et il l'avait prouvé avec éclat, chaque fois qu'un nouveau
venu avait tenté de vendre des rutabagas en faisant preuve d'innovation dans
ses pratiques commerciales – ce que M. Dupont qualifiait de méthodes déloyales.
Sans doute plus par atavisme que par calcul,
M. Dupont avait fait un choix – plutôt que d'investir son temps dans le gestion
de son stock, la chasse aux meilleurs fournisseurs ou un aménagement attrayant
de sa boutique, il avait fondé avec quelques confrères, exerçant hors sa zone
de chalandise, l'un de ces groupes de pression nommé syndicat , appellation qui bénéficie toujours d'un préjugé
favorable auprès de la coterie politico-médiatique, et il avait consacré
quelques déjeuners et dîners à persuader divers élus qu' il disposait d'un
poids électoral non négligeable, ainsi que d'un réel capital de sympathie dans
l'opinion publique, comme le prouvait le sondage acheté à un institut peu
soucieux de décevoir ses clients.
M. Dupont avait ainsi obtenu que nul ne serait
autorisé à vendre le moindre rutabaga moins cher que lui ( loi sur le prix
unique), que nul marchand de rutabagas par correspondance ne pourrait, le
fourbe, offrir les frais de port à ses clients ( loi sur l'égalité des chances
) et que nul ne pourrait être ouvert quand il est fermé ( lois sur le travail
dominical ou nocturne) .
Ce dernier point donna l'occasion à M. Dupont
de montrer toute la vigueur de son tempérament de lutteur car ces lois
laissaient, ô horreur, un vide juridique – elles n'empêchaient pas un acheteur de commander sur un site
internet la nuit, et même le dimanche !
Quelques déjeuners, quelques dîners, une
pétition dans le quotidien-vespéral-de-référence, un entretien sur Arte, une
page Facebook défendant l'exception (agri)culturelle... et fut votée, avec
cette unanimité qui engendre les lois les plus liberticides, l'obligation aux
vépécistes de fermer leurs sites internets dimanche et nuits ( ainsi que de ne
pas répondre au téléphone, ni d'ouvrir leur courrier, susceptible de contenir
des commandes).
Ainsi allait la vie, le chiffre d'affaires de
M. Dupont stagnait tranquillement ( mais il
se battait ) puis, un vilain printemps, ce chiffre commença de décliner, et
même de chuter.
M.
Dupont s'interrogea. Certes, il avait un nouveau concurrent, un certain Smith établi dans une artère voisine, mais des
espions, délateurs bénévoles et empressés, avaient été envoyés dans cette
boutique afin de surprendre la moindre infraction... eh non, ce Smith
respectait les lois en vigueur.
M. Dupont poursuivit son enquête. Il fit
parler. Il apprit, et cela lui fut dit avec de prudents euphémismes, que ce
Smith semblait chercher à satisfaire ses clients, à s'enquérir de leurs désirs,
à leur proposer ce qu'ils cherchaient, et qu'il les accueillait avec le
sourire, et les saluait très-poliment lorqu'ils sortaient, bref, et le mot ne
fut prononcé qu'à mi-voix... ce Smith était aimable
!
Le sang de M. Dupont ne fit qu'un tour. Aimable ! Qu'est-ce que cela signifiait
? Qu'un concurrent puisse se soucier de ses clients, les choyer, les respecter
?
Quelle
déloyauté!, et cette déloyauté, M. Dupont s'empressa de la combattre, avec des
moyens désormais bien rodés – déjeuners, dîners, pétition etc. – et ainsi fut
votée , à l'unanimité comme il se doit, une loi interdisant aux marchands de
rutabagas d'être aimables ("et cette loi, confia M. Dupont au JT de
France2, moi, j'ai pas attendu qu'elle existe pour la respecter"), avec création d'une Haute-Autorité pour
déterminer, par chercheurs et experts, un seuil maximal d'amabilité licite, et
d'un corps d'inspecteurs ( plutôt –trices) chargés d'aller d'échoppe en
boutique pour mesurer le respect de ce seuil ( proche de zéro) par vendeurs et
vendeuses ( ainsi, agréable bénéfice pour les gens de l'Etat, furent créés des emplois et offertes quelques
sinécures à des proches).
Le
syndicat de M. Dupont fêta par un banquet à la
toute proche Brasserie de la Liberté cette nouvelle victoire. Au dessert – des
rutabagas caramélisés -- , M. Dupont leva son verre de mousseux bio à ses
collègues et amis puis s'écria :
--Ce
n'est qu'un début, continuons le combat !
Et dans un discours aux envolées dignes de feu
Hégésippe Simon et autres grands orateurs de la République , il annonça
qu'était fini le temps des escarmouches et demi-mesures, et qu'il fallait
maintenant exiger la seule loi qui pût leur assurer éternellement cette
prospérité que méritait leur labeur et leur ancestral sens du commerce – la loi
qui réserverait la vente des rutabagas aux membres du Syndicat, dont les
boutiques porteraient fiérement cette inscription: "marchand membre d'une jurande, avec
privilège de la République".
J'attends avec impatience un article de ce genre sur les lois Fabius-Gayssot...
RépondreSupprimerLe tour de cette loi scélérate viendra, quoique la défense de la liberté d'expression n'intéresse guère de monde.
SupprimerSoyez patient, jazzman -- et moins obsédé ?
Moi, c'est le chapitre sur les dealers de topinambours que j'attends avec une impatience frôlant l'hystérie…
SupprimerLe navet de Norfolk est également dans le collimateur!
SupprimerÇa me rappelle un peu votre promesse d'expliquer intelligent bien qu'allemand.
SupprimerLa liberté d'expression n'intéresse guère de monde, la preuve, on n'en entend jamais parler...et ceux qui font mine d'en parler, on les condamne grâce aux lois en question...
Vous édifiez en amusant, Michel. Merci !
RépondreSupprimerBravo pour ce texte lucide et amusant (même si le sujet ne fait pas rire). Je compte le faire lire à mes étudiants.
RépondreSupprimerMerci !
SupprimerTrès drôle !
RépondreSupprimerBastiat serait fier de vous.
RépondreSupprimerC'est me faire trop d'honneur.
SupprimerEt... les marchands de chandelle ne sont-ils pas, par une loi unanime, désormais protégés au titre de l'exception que l'on n'ose nommer ?