david in winter

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Editeur. Ecrivain. Dilettante

samedi 5 octobre 2013

Asséchons l'Amazone, sotie



    Dans un quartier paisible, mais passant, d'une ville gouvernée par une municipalité solidaire et sensible, M. Aimé Dupont est propriétaire, et tenancier, d'une boutique de vente de rutabagas.
   --Comment vont les affaires ? lui demandent parfois ses proches.
   --Je me bats, répond d'un ton martial et citoyen M. Aimé Dupont.
   Car M. Aimé Dupont est un battant, et il l'avait  prouvé avec éclat, chaque fois qu'un nouveau venu avait tenté de vendre des rutabagas en faisant preuve d'innovation dans ses pratiques commerciales – ce que M. Dupont qualifiait de méthodes déloyales.
   Sans doute plus par atavisme que par calcul, M. Dupont avait fait un choix – plutôt que d'investir son temps dans le gestion de son stock, la chasse aux meilleurs fournisseurs ou un aménagement attrayant de sa boutique, il avait fondé avec quelques confrères, exerçant hors sa zone de chalandise, l'un de ces groupes de pression nommé syndicat , appellation qui bénéficie toujours d'un préjugé favorable auprès de la coterie politico-médiatique, et il avait consacré quelques déjeuners et dîners à persuader divers élus qu' il disposait d'un poids électoral non négligeable, ainsi que d'un réel capital de sympathie dans l'opinion publique, comme le prouvait le sondage acheté à un institut peu soucieux de décevoir ses clients.
   M. Dupont avait ainsi obtenu que nul ne serait autorisé à vendre le moindre rutabaga moins cher que lui ( loi sur le prix unique), que nul marchand de rutabagas par correspondance ne pourrait, le fourbe, offrir les frais de port à ses clients ( loi sur l'égalité des chances ) et que nul ne pourrait être ouvert quand il est fermé ( lois sur le travail dominical ou nocturne) .
    Ce dernier point donna l'occasion à M. Dupont de montrer toute la vigueur de son tempérament de lutteur car ces lois laissaient, ô horreur, un vide juridique – elles n'empêchaient  pas un acheteur de commander sur un site internet la nuit, et même le dimanche !
   Quelques déjeuners, quelques dîners, une pétition dans le quotidien-vespéral-de-référence, un entretien sur Arte, une page Facebook défendant l'exception (agri)culturelle... et fut votée, avec cette unanimité qui engendre les lois les plus liberticides, l'obligation aux vépécistes de fermer leurs sites internets dimanche et nuits ( ainsi que de ne pas répondre au téléphone, ni d'ouvrir leur courrier, susceptible de contenir des commandes).
   Ainsi allait la vie, le chiffre d'affaires de M. Dupont stagnait tranquillement ( mais il se battait ) puis, un vilain printemps, ce chiffre commença de décliner, et même de chuter.
   M. Dupont s'interrogea. Certes, il avait un nouveau concurrent, un certain  Smith établi dans une artère voisine, mais des espions, délateurs bénévoles et empressés, avaient été envoyés dans cette boutique afin de surprendre la moindre infraction... eh non, ce Smith respectait les lois en vigueur.
   M. Dupont poursuivit son enquête. Il fit parler. Il apprit, et cela lui fut dit avec de prudents euphémismes, que ce Smith semblait chercher à satisfaire ses clients, à s'enquérir de leurs désirs, à leur proposer ce qu'ils cherchaient, et qu'il les accueillait avec le sourire, et les saluait très-poliment lorqu'ils sortaient, bref, et le mot ne fut prononcé qu'à mi-voix... ce Smith était aimable !
   Le sang de M. Dupont ne fit qu'un tour. Aimable ! Qu'est-ce que cela signifiait ? Qu'un concurrent puisse se soucier de ses clients, les choyer, les respecter ?
   Quelle déloyauté!, et cette déloyauté, M. Dupont s'empressa de la combattre, avec des moyens désormais bien rodés – déjeuners, dîners, pétition etc. – et ainsi fut votée , à l'unanimité comme il se doit, une loi interdisant aux marchands de rutabagas d'être aimables ("et cette loi, confia M. Dupont au JT de France2, moi, j'ai pas attendu qu'elle existe pour la respecter"),  avec création d'une Haute-Autorité pour déterminer, par chercheurs et experts, un seuil maximal d'amabilité licite, et d'un corps d'inspecteurs ( plutôt –trices) chargés d'aller d'échoppe en boutique pour mesurer le respect de ce seuil ( proche de zéro) par vendeurs et vendeuses ( ainsi, agréable bénéfice pour les gens de l'Etat, furent créés des emplois et offertes quelques sinécures à des proches).
   Le syndicat de M. Dupont fêta par un banquet à la  toute  proche Brasserie de la Liberté cette nouvelle victoire. Au dessert – des rutabagas caramélisés -- , M. Dupont leva son verre de mousseux bio à ses collègues et amis puis s'écria :
   --Ce n'est qu'un début, continuons le combat !
   Et dans un discours aux envolées dignes de feu Hégésippe Simon et autres grands orateurs de la République , il annonça qu'était fini le temps des escarmouches et demi-mesures, et qu'il fallait maintenant exiger la seule loi qui pût leur assurer éternellement cette prospérité que méritait leur labeur et leur ancestral sens du commerce – la loi qui réserverait la vente des rutabagas aux membres du Syndicat, dont les boutiques porteraient fiérement cette inscription:  "marchand membre d'une jurande, avec privilège de la République".

11 commentaires:

  1. J'attends avec impatience un article de ce genre sur les lois Fabius-Gayssot...

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    1. Le tour de cette loi scélérate viendra, quoique la défense de la liberté d'expression n'intéresse guère de monde.
      Soyez patient, jazzman -- et moins obsédé ?

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    2. Moi, c'est le chapitre sur les dealers de topinambours que j'attends avec une impatience frôlant l'hystérie…

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    3. Le navet de Norfolk est également dans le collimateur!

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    4. Ça me rappelle un peu votre promesse d'expliquer intelligent bien qu'allemand.
      La liberté d'expression n'intéresse guère de monde, la preuve, on n'en entend jamais parler...et ceux qui font mine d'en parler, on les condamne grâce aux lois en question...

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  2. Vous édifiez en amusant, Michel. Merci !

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  3. Bravo pour ce texte lucide et amusant (même si le sujet ne fait pas rire). Je compte le faire lire à mes étudiants.

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  4. Réponses
    1. C'est me faire trop d'honneur.
      Et... les marchands de chandelle ne sont-ils pas, par une loi unanime, désormais protégés au titre de l'exception que l'on n'ose nommer ?

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