Dans la nuit du 2 au 3 juillet 1776, Thomas
Jefferson, visité par une inspiration exaltée, écrivit ces lignes qui ouvrent
le deuxième paragraphe de la Unanimous
Declaration of the thirteen united
States of America ( désormais appelée : The
Declaration of Independence ) , lignes qui ont radicalement bouleversé
l'histoire de l'humanité et commandent toujours l'esprit des actuelles démocraties :
" We hold these Truths to be self-evident, that
all Men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that
among these are Life, Liberty and the Pursuit of Happiness."
Chaque mot ici, tant chacun eut d'influence,
mérite d'être commenté, je m'arrête seulement à l'un d'eux, ce génial self-evident, dont je ne trouve pas un équivalent
français convenable car je ne vois pas à "évident en soi" ( et
"auto-évident" ? beurk!) la même force, cette force qui rejette toute
discussion, toute critique, toute opposition, et qui, pour l'auteur, lui évite
de justifier ou argumenter sa déclaration.
Le
dictionnaire Harrap's propose un trivial "qui saute aux yeux"... Pourquoi pas
?
Voyons
donc cette "égalité qui saute aux yeux" de Thomas Jefferson lorsque
cinq ans plus tard, en 1781, il rédige, en réponse aux questions d'un ami
étranger, les Notes on the State of Virginia ( corrigé et publié en 1782 ) .
L'ouvrage, qui est long, se veut scientifique, a demandé des recherches
approfondies et traite exhaustivement de la géographie, de la démographie et
des institutions. C'est à la question XIV ( Query
XIV : the administration of justice and description of the laws ?) que
Thomas Jefferson aborde le chapitre des esclaves de race noire, esclaves parmi lesquels il vivait et qu'il connaissait
fort bien. ( Je n'ai pas cherché à me procurer la traduction française publiée
en 1785, réputée incomplète et médiocre, donc... je traduis, et mets à
"Blancs" et "Noirs" des majuscules qui ne sont pas dans le
texte).
Thomas Jefferson nous apprend d'abord que,
lors du projet de rédaction de la nouvelle Constitution de la Virginie
républicaine, un amendement a été
ajouté à une proposition, et que cet
amendement ordonne "d'émanciper tous les esclaves nés après le passage de
l'acte [ qui doit établir cette future constitution]". On apprendra
ensuite, aux frais de l'état, un métier
à ces anciens esclaves , et on les enverra s'établir dans un territoire
qui reste à déterminer, avec de la nourriture, des outils, du bétail
etc.pendant que des bateaux iront chercher en Europe des Blancs pour les
remplacer. ( Il y a alors en Virginie, calcule Jefferson, 296.852 habitants
libres de tous âges et 270.762 esclaves de tous âges).
Pourquoi cette ségrégation ? Pourquoi ne pas
mêler les Noirs aux Blancs ?
En raison, explique Jefferson, " des
préjugés profondément enracinés chez les Blancs et du souvenir, chez les
Noirs, des torts qui leur ont été faits, (...) des réelles distinctions que la
nature a faites, et beaucoup d'autres circonstances (...) qui produiront des
convulsions qui probablement ne pourront se terminer que par l'extermination de
l'une ou l'autre race.
" A ses objections, qui sont politiques,
on peut en ajouter d'autres, qui sont physiques et morales. La première
différence qui nous frappe est celle de la couleur."
Après
avoir émis des hypothèses sur l'origine physiologique de cette différence,
Jefferson poursuit :
"
Et cette différence est-elle sans importance ? N'est-elle pas le fondement
d'une plus ou moins grande portion de beauté entre les deux races? Les délicats
mélanges de blanc et de rouge , les expressions de toute passion par
l'apparition d'une rougeur, chez l'une, n'est-elle pas préférable à cette
éternelle monotonie qui régne sur les expressions, à cet inamovible voile noir
qui couvre toutes les émotions de l'autre? Ajoutez à cela des cheveux
flottants, une plus élégante symétrie de forme, et leur [ des Noirs] propre
jugement en faveur des Blancs (...) montré par leur préférence pour ces
derniers [ dernières , d'après le
contexte ] aussi uniformément qu'est la préférence des orang-outangs pour les
femmes noires plutôt que les femelles de leur propre espéce."
Après
l'examen d'autres différences, Jefferson insiste sur le fait que les Noirs ont
moins besoin de sommeil, mais qu'ils "s'endorment après une journée de dur
travail. (...) Un animal dont le corps est au repos, et qui ne réfléchit pas,
est évidemment très disposé au sommeil."
Voyons
ce qu'il en est des aptitudes intellectuelles et morales.
Si les Noirs sont courageux, et plus
aventureux, c'est "peut-être par
manque de capacité de prévoir." Pour les sentiments, " ils sont plus
ardents après leurs femelles, mais l'amour semble être pour eux plus un désir
avide qu'un tendre et délicat mélange de sentiment et de sensation. Leurs
chagrins sont passagers." Aussi ressentent-ils moins les peines qui leur
sont infligées et " leur existence paraît tenir moins de la réflexion que
de la sensation.(...) Si l'on compare [avec les Blancs] leurs facultés de mémoire,
de raisonner et d'imagination, je vois que pour la mémoire, ils sont les égaux
des Blancs, pour le raisonnement, de beaucoup inférieurs et je pense que l'on
pourrait difficilement en trouver un capable de comprendre les recherches
d'Euclide, pour l'imagination ils sont
lents, sans goût et extravagants."
Jefferson nuance ensuite son verdict en
écrivant qu'il ne parle que des Noirs qui vivent en Amérique et qu'il faut
tenir compte "de la différence de condition, d'éducation, de conversation
et de la sphère dans laquelle ils vivent." Cependant, beaucoup ont été
admis à converser avec leurs maîtres, ont reçu une bonne éducation, ont appris
un métier et malgrè cela " je n'ai encore jamais pu trouver un Noir qui
émette une pensée s'élevant au-dessus de la simple narration ni vu [produire]
la peinture ou sculpture la plus élémentaire." Et s'ils sont " plus
doués que les Blancs pour la musique, (...) qu'ils soient capables de composer
une mélodie plus élaborée ou une harmonie complexe reste à prouver."
Le
texte étant long, et encombré de considérations sur l'esclavage antique ( plus
cruel) , je dois résumer. Après s'être interrogé sur les raisons de ces différences, et avoir suggéré des
approches scientifiques pour les
découvrir, Jefferson conclut : " J'avance donc ici seulement comme une
suspicion que les Noirs, qu'ils soient originellement une race distincte ou
rendus distincts par le temps et les circonstances, sont inférieurs aux Blancs
pour les dons de l'esprit et du corps."
Ah! Evidente
égalité...
PS. Je n'ai
pris de ce texte que ce qui concerne mon propos, qui est l' égalité. Mais il faut noter que Thomas
Jefferson condamne absolument l'esclavage, qui est un mal ("evil", le français me semble moins fort) et un mal
dont les Blancs sont coupables.
"Prejudice" ne devrait-il pas être traduit par "préjugé" ?
RépondreSupprimerPour le reste, très instructif billet, qui montre que l'on peut être un très actif ennemi de l'esclavage et un vrai raciste.
Mais il n'y a aucune raison de mettre des majuscules à noir et à blanc !
RépondreSupprimerBon, je retourne lire le billet…
Pour distinguer le substantif de l'adjectif ? Et du p'tit blanc (café) et p'tit noir (vin ) ( ou le contraire?) ?
SupprimerMerci de m'avoir signalé cette étourderie dont j'ai honte.
RépondreSupprimerPeut être que Monsieur Jefferson aurait changé d'avis s' il lui avait été permis de rencontrer Joseph Bologne de Saint-George, plus connu sous le nom de Chevalier de Saint-George mais une hirondelle ne fait pas le printemps.
RépondreSupprimerEnfin sur le fait que les noirs ont moins besoin de sommeil, je ne suis pas d'accord, mon épouse est un véritable loir.
Je ne sais plus quel philosophe ou ulema arabe a une opinion sur les noirs encore plus négative que celle de Jefferson.
Ce M. de Saint-Georges, qui était un mulâtre, fut de son temps surtout réputé pour sa maîtrise des armes.
SupprimerJ'ai fait la connaissance de ce personnage en lisant un livre sur l'histoire du duel.
Supprimer