D'un
geste rageur, M. Lucien Durand envoya le journal vers la table basse voisine de
son fauteuil et sa mauvaise humeur s'accrut en constatant que, sous la violence
de l'expédition, le journal était allé au-delà de la table et avait achevé son
vol sur le tapis orné de motifs celtiques.
M. Lucien Durand n'aimait pas le désordre, et
c'était un désordre que ces pages imprimées éparpillées au milieu de la pièce à vivre, un autre jour, il eût
attendu que son épouse le rejoignît, et elle n'eût pas manqué, avant de venir
s'asseoir sur la chaise voisine, de se baisser pour prendre l'objet incongru,
le replier soigneusement et le placer doucement dans la corbeille, mais, comme
chaque samedi matin, Mme Durand s'en était allée au marché, et évidemment elle
y rencontrerait des connaissances, s'abandonnerait à des papotages futiles sur
des histoires de femmes, M. Durand soupira, il craignait qu'il n'eût plus comme
ressource que de se lever, marcher, se courber, ramasser...
--Salauds!, murmura-t-il, salauds avec un s , et c'est ce s signe
de pluriel qui avait fait naître en lui cette indignation responsable de
l'imprécision de son lancer, ce s qui
prouvait que, comme il venait de le lire, ce n'était pas seulement un étranger qui avait reçu le bienfait
de la naturalisation, mais plusieurs, et même , rien que pour le
dernier semestre, et à en croire ce que M. Lucien Durand avait lu, mais sans
vraiment accepter d'y croire tant la chose était autant monstrueuse
qu'ignoble... plusieurs dizaines de milliers!
-- Salauds d'étrangers! , poursuivit-il à
mi-voix, comment peuvent-ils oser !
Ses ancêtres, à lui, Lucien Durand,
avaient-ils jamais été naturalisés ?
Ses ancêtres qui, dans les forêts que l'on
nommerait arvernes et où gambadaient mammouths et tigres-sabre, défrichaient le
sol de leurs mains calleuses pendant que leurs épouses allaitaient leurs petits
en plumant des ptérodactyles ( comme le lui avait montré un documentaire d' Arte ), ses ancêtres qui, après avoir
versé leur sang pour repousser en brandissant leur meurtrière framée les
envahisseurs huns, sarrasins et anglois, s'étaient brisé l'échine pour poser
bloc de pierre sur bloc de pierre afin que s'élevassent dans le ciel de la
patrie les flèches des cathédrales, et qui s'étaient redressés pour couper le cou
d'aristocrates descendant des hordes venues de Germanie !
Ses ancêtres
qui, le fusil dans une main et la Déclaration
des Droits de l'Homme et du Citoyen
dans l'autre, avaient apporté la
civilisation à une multitude de sauvages vêtus de peaux de bêtes et
tintinnabulant de gri-gris et amulettes...
Dans
ses veines de souche, le sang de M.
Durand bouillonnait, son sang, rouge, et non bronzé, jaune ou noir comme celui
des Zotres, ainsi que, preuve indubitable de l'existence d'une race blanche, son sperme était blanc
comme le lait d'une tendre brebis de chez nous, alors que le sperme des Zotres
était... mieux valait ne pas penser à cette sombre horreur.
Et son sang bouillonnait car la gazette lui
avait appris que les métèques naturalisés avaient été dispensés de tout examen
attestant leurs connaissances en orthographe, arithmétique, histoire et
géographie, toutes matières que l'enfant du terroir et futur citoyen maîtrisait
par la seule grâce de sa naissance, au point qu'il avait été jugé inutile d'en
dispenser plus avant l'enseignement dans
les écoles et universités.
Mais dans
la conscience de M. Lucien Durand se frayait une pensée...à ce rythme, bientôt,
tous les étrangers seraient naturalisés et alors... alors, il n'y aurait plus
d'immigrés !
M. Durand
frémit à cette perspective, et même trembla....
Plus
d'immigrés...Contre quoi, contre qui pourrait-il alors râler en buvant son
pastis au Café des Sports avec ses amis, Luigi , le maçon, Geza, l'architecte, Pablo, le
mécanicien, et Vladimir le peintre?