Dans
l'enthousiasme imbécile d'une adolescence nourrie de lectures dévorées sans
discernement, brûlant de devenir un nouveau Lautréamont ( mais post-moderne),
j'écrivis un long, sinistre et désespéré poëme
en prose, qui ne figurera pas dans mes opera
omnia.
En ce
temps, M. Jean Paulhan, codirecteur, avec M. Marcel Arland, de la Nouvelle nouvelle revue française, recevait les jeunes
auteurs, chaque mercredi, de 15 à 17 heures.
La NRF ! La NRF de Gide, Valéry, Larbaud, et qui récupéra, une fois leur succès assuré chez d'autres et plus
audacieux éditeurs, Proust, Céline, Malraux, et tant de gloires de nos Lettres!
Joindre mon
nom à celui de mes idoles..., je tremblais, mais M. Paulhan recevait, et j'y
fus.
M. Paulhan
me reçut donc dans son bureau de l'hôtel gallimardesque, je lui remis,
prosterné, mon manuscrit puis lui dis mon admiration pour son œuvre, il
m'écouta avec bonté et, m'indiquant que je pouvais me relever et sortir, me
promit de me lire, et de m'écrire.
Durant les
semaines qui suivirent, mes nuits furent occupées de rêves de gloire, mes jours
à guetter l'arrivée du courrier.
Plus d'un
demi-siècle passa, ce matin encore, ouvrant ma boîte aux lettres, n'y avait-il
pas , sous des prospectus, une missive venue de la rue Sébastien-Bottin ? Non,
rien, toujours rien, mais lundi peut-être...
Dans le tome
II ( 1950-1959) de son Journal , le romancier et critique
Jacques Brenner rapporte un dîner avec Jacques Chardonne, qui parle de Paulhan
en ces termes:
"Paulhan a souffert à la NRF d'être entouré de géants. Qu'était sa
propre littérature à côté de ces chênes immenses qui s'appelaient Proust,
Valéry, Claudel? Il fallait ruiner ces chênes. Alors il introduisait
souterrainement de petits rongeurs, des
vermisseaux, des vibrions. Et il vous soufflait : le génie, ce n'est pas
Claudel, c'est Cingria ! En fait, il attendait la mort des géants. Quand il
serait seul, il régnerait enfin. Eh bien, les géants sont morts. Ce que je
reproche à Paulhan, c'est de continuer quand même à donner de l'importance aux
rongeurs et aux vermisseaux."
[Voici
expliqué pourquoi M. Paulhan ne me publia point : il redoutait l'ombre d'un
nouveau et immense chêne].
Jacques
Brenner dit de Chardonne qu'il est "très méchant" – à le lire, nous
en avions eu le soupçon.
Et l'autre
pilier du temple, M. Marcel Arland, de l'Académie française ?
Jacques
Brenner narre une soirée avec le Maître.
"Quand
j'arrivai à la NRF, je vis tout de
suite qu'il était ivre. Il avait le visage rouge et en sueur.(...) Il y a aussi
France [maîtresse d'Arland] dans le bureau. Quand Arland sort pour pisser, elle
me dit: "Veillez à ce qu'il ne boive plus ce soir. –Vous pourriez
peut-être venir dîner avec nous?" Elle (...) décide se dévouer."
Durant le
dîner, Arland boît plusieurs pichets de vin, puis commence une tournée de
divers bars, Arland conduisant sa Hotchkiss ( qu'il a peiné à retrouver...) et
Brenner étant "effrayé à l'idée de monter en voiture avec cet homme
ivre". A l'hôtel du Pont-Royal, rencontre avec Chagall – Arland lui dit
qu'il s'est "privé de vacances pour acheter des Chagall", "C'est
gentil d'acheter des Chagaux", répond le peintre.
Autres
bars, re-voiture. "Rue du Bac, devant un café, Arland renversa un vélomoteur
garé au bord du trottoir, raconte Brenner. La rue était libre et bien éclairée.
Pour renverser ce vélomoteur, il semblait qu'il fallait y mettre de la bonne
volonté." Un homme sort du café, un policier en civil aussi, altercation.
Arland " hurle qu'il est dans son droit, que cette affaire est inadmissible : "Je
suis Marcel Arland, le directeur de la Nouvelle Revue française!"
L'affaire
se calme, re-re-voiture, autres bars. Rencontres de divers intellectuels. Puis, à deux heures du matin, au Royal,
éclate un déballage extraordinaire
entre Arland qui , avant le dîner, avait
téléphoné à sa femme qu'il rentrerait un peu en retard , et sa maîtresse (dont
il sera, au passage, admis qu'elle
avait également couché avec Dominique
Aury, maîtresse de M. Paulhan, après avoir été accusée d'avoir embrassé Blondin).
"Arland, écrit Brenner, se tourne vers France : " Quand je
vous ai rencontrée, certains amis m'ont dit: "Elle est belle fille, il y a
quelques coups à tirer, et c'est tout." J'ai pensé que ce n'était pas
tout. J'ai essayé de faire quelque chose de vous, je me suis trompé. Vous
m'amusiez hier soir, au Marigny, quand vous êtiez toute fière que Maurice Noël
nous saluât. Ce n'est pas vous qu'il saluait, ma petite. C'était l'amie de
Marcel Arland. Je vous ai faite, vous l'oubliez. Sans moi, vous n'êtes rien. Il
n'y a aucune mesure entre vous et un Marcel Arland. Sans moi, vous êtes une
fille assez jolie et rien de plus. Rien. Vous êtes... Comment dire ? un corps
public, voilà ce que vous êtes."
Ah, exquise
politesse, surannée galanterie de mes vieux maîtres...
*Le Journal de Jacques Brenner (1922-2001) ,
posthume (Paris, Fayard, 2006-2008), comporte cinq volumes de huit cents pages;
c'est un document capital sur le monde littéraire (et les tristes amours des
intellectuels homosexuels...); j'en ai parlé plus longuement dans la Chronique des Belles Lettres, en vente
dans toutes les bonnes librairies.
Mais c'est qu'ils étaient très sympathiques ces deux grands personnages !
RépondreSupprimerCela dit, je ne saurais trop recommander la lecture de La Chronique des belles lettres aux lecteurs de ce blog.
Voici un excellent conseil.
SupprimerC'est curieux, ce “rapport” de Brenner : je ne sais pourquoi, il me semble que j'aurais volontiers classé Arland dans la catégorie des “bourgeois bien élevés”, du même genre que Martin du Gard (Roger) ou Schlumberger. Il est vrai que je connais si peu…
RépondreSupprimerBrenner est très véridique.
RépondreSupprimerQuant à Roger M.d.G. , le sexe semble avoir été son seul sujet de conversation.