Plus encore
que les ineptes vilenies politiciennes, éphémères et tristement répétées,
m'irrite particulièrement l'emploi du terme "Lumières" pour désigner une sorte de courant d'idées apparu au
XVIIIéme siécle et ses prétendus promoteurs – "les hommes des
Lumières", "la philosophie des Lumières", le siècle des
Lumières", etc., ad nauseam.
Jamais, au
grand jamais, les auteurs de ce temps (circa 1740-1789) n'employèrent un tel
mot pour désigner leurs idées, leurs écrits, et encore moins eux-mêmes; parfois,
certes, on pourra lire au détour d'un paragraphe quelque : "je veux ici
apporter la lumière", ce n'est qu'un usé cliché rhétorique qui se
rencontre en tout temps sous les plumes les plus diverses, et pour introduire
les propos les plus dissemblables.
Inconnues
donc en leur supposée époque, ces Lumières
le sont tout autant au siècle suivant et au début du XXéme, elle ne sont nées que
récemment, vers la dernière après-guerre, elles furent imposées par une
ignorance qui ne vit pas en elle ce qui y avaient mis ses inventeurs : un jugement de valeur.
La métaphore
est pourtant quasiment puérile : de même que le jour succéde à la nuit, la
lumière chasse l'obscurité, et ainsi, par la vertu d'un seul mot, il est impliqué (cela évite la difficulté de
l'argumentation) que les temps précédents étaient nécessairement temps
d'obscurité; en se célébrant elle-même, ces Lumières
condamnent sans appel tout le passé de l'humanité.
Quant à
nos hommes des Lumières, ils ne se
sont jamais qualifiés autrement que de philosophes,
ce que cela signifiait alors --la quête de la connaissance en tous domaines,
comme le voulurent les humanistes de la Renaissance, rien de plus, rien
d'autre...—est aujourd'hui caché (puisque philosophe
est désormais réservé aux métaphysiciens,
de nuance ontologique).
Qui
trouvons-nous, dans ce camp batailleur des philosophes ? Diderot, d'Alembert,
Helvetius, Grimm, d'Holbach, ajoutons Marmontel, Saint-Lambert, sans doute
Morellet, mais, le très-réactionnaire
Voltaire ? mais, l'intellectuellement insaisissable Rousseau? Qu'ont-ils, hors
alliances de circonstance, en commun? La haine du catholicisme, ou une plus modérée
hostilité ? Et lequel d'entre eux est aussi véritablement athée que le baron d'Holbach? Qui est républicain , et qui démocrate?
Et royaliste, comme Voltaire ?
A qui serait
tenté de répondre à ces interrogations, il est conseillé de lire les textes du temps, et eux seulement, en
ignorant, ou en s'efforçant d'oublier, tous les écrits postérieurs qui
inventent en faisant mine de commenter ou exposer, cette lecture demande d'y
consacrer de longues heures, elle apportera quelques surprises, et, pour ces
méchantes Lumières, un dégoût égal au
mien.
Avant la révolution c'était le blackout total, c'est bien connu.
RépondreSupprimerCeci-dit, les années folles, le moyen-âge et la renaissance, et donc les lumières, c'est toujours à posteriori que l'on baptise les époques.
RépondreSupprimerEntre eux, ceux qui vécurent au veme siècle ne s’appelaient pas les moyenâgeux.
Mais au XIIéme siécle?
SupprimerPlus sérieusement, ces termes, le plus souvent inadéquats et sans pertinence, peuvent être valorisants ou dévalorisants ...
C'est Taine (1828-1893) qui a proposé de définir le XVIIIe siècle comme le siècle des Lumières. Mais d'Alembert opposait déjà les "siècles de lumière" aux "siècles d'ignorance". En outre, les Anglais parlent d'Enlightenment et les Allemands d'Aufklärung. Vous voyez que l'image ne date pas de l'après-guerre.
RépondreSupprimerhttp://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1968_num_20_1_906
Je maintiens totalement mon propos.
SupprimerMon cher Taine, dont je suis grand admirateur et lecteur (les "Origines..." sont un chef d'oeuvre...) a pu écrire cela (où? référence svp, et le contexte peut importer), mais l'expressio n'eut alors nulle fortune.
Pour le reste, l'Enlightment est surtout écossais, le mot de Kant est de 1784, et personne en France ne le lisait.
Ce contre quoi je m'éléve est l'impérialisme actuel de ce mot, qui entraîne à croire qu'est vrai (pour les hommes du XVIIIème) l'anachronisme épinglé.
« Aux approches de 1789, il est admis que l'on vit "dans le siècle des lumières", dans "l’âge de la raison", qu'auparavant le genre humain était dans l'enfance, qu'aujourd'hui il est devenu "majeur". » (Taine, Les Origines de la France contemporaine, L'Ancien Régime, livre III, chapitre III)
Supprimer" d'autres, francs athées et matérialistes comme (...) La Mettrie"
SupprimerH. Taine, o.c., livre III, V, p.21.
Je partage l'agacement de Michel. Mais le comble de l'"obscurantisme" est de s'imaginer ainsi que l'on vit "au siècle des lumières"!
RépondreSupprimerTrès juste. Le siècle des Lumières, auquel Descartes n'appartient pas. Quelle dérision.
RépondreSupprimerMais pour certains contemporains (de nous) les "dates des Lumières" sont fort élastiques.
SupprimerSur le même sujet, je me souviens d'avoir lu un livre intéressant mais très mal écrit (et bourré de coquilles) : "Le Moyen Âge, une imposture" de Jacques Heers. L'auteur montrait que la construction du Moyen Âge (conceptuelle et légendaire) s'est en fait déroulée en deux étapes : la Renaissance italienne puis la révolution française. Dans les deux cas, il s'agissait de rabaisser le Moyen Âge pour mieux louer l'époque contemporaine. Il montre également que le Moyen Âge est un concept qui a peu de sens, et qu'il était bien plus avancé, à de nombreux points de vue, qu'on ne le croit.
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