Au
chapitre XXXIX (ou XXXVIII, selon les éditions...) du livre premier des Essais, Michel de Montaigne écrit :
"La solitude me semble avoir plus
d'apparence, et de raison, à ceux qui ont donné au monde leur aage plus actif
et fleurissant, à l'exemple de Thalès. C'est assez vescu pour autruy, vivons
pour nous au moins ce bout de vie : ramenons à nous, et à nostre aise nos
pensées et nos intentions."
"Il se faut réserver une arrièreboutique
, toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions notre vraye
liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy faut-il prendre nostre
ordinaire entretien, de nous à nous-mesmes, et si privé, que nulle accointance
ou communication de chose estrangère y trouve place."
L'avertissement est net : ne laissons traîner
à l'huis nul œil, nulle oreille, par quoi nous apprendrions un génocide en Papouasie, un changement de Président chez les
descendants des Gaulois ou un tsunami
en Arkansas, évènements qui doivent nous être radicalement indifférents
puisqu'ils n'influent en rien sur notre sort et que corollairement, s'ils nous
déplaisaient, nous ne pourrions en changer le cours.
Nous voici donc douillettement calfeutrés
dans notre arrièreboutique, qu'y
faire ?
Lire, bien sûr, mais quoi ?
"Je n'ayme pour moy, répond Montaigne,
que des livres ou plaisans et faciles; qui me chatouillent."
Que n'ai-je suivi plus tôt ce sage conseil!
Récemment, la nuit avant de m'endormir, je lus
cent ou deux cents pages du Pilleur
d'épaves de Robert-Louis Stevenson (1891) et du Chapeau vert de Michael Arlen (1924, traduction française rééditée
en 2013, par sadisme), il me fallut, afin de poursuivre la lecture de l'un et
l'autre roman, poursuivre des efforts d'une telle violence que j'en demeurais
éveillé bien que le texte appelât le sommeil, et la conscience que j'avais de la nature contradictoire de cet
état était bonne pour ressasser des considérations psychologiques, non pour
m'abandonner aux bras de Morphée.
La crainte de la mauvaise conscience m'interdisait de ne pas continuer à tourner des
pages qui me désolaient, je ne voulais pas risquer d'être injuste avec un
auteur qui eût pu réserver ses sublimités
à ses derniers chapîtres, bien que la chance en fût inexistante, et même, si je
devais commettre une injustice, j'en
eusse été et l'auteur et le seul dépositaire.
A un ami, j'aurais déclaré:
--Je n'ai pu lire cet ouvrage, qui recule
pour moi les limites permises de l'ennui, mais vous qui vous êtes délecté du
pesant et farineux Auto-da-fé d'Elias
Canetti, il se peut que cela vous enchante.
Malgrè cette honnêteté, je me sentais
coupable à la pensée d'aller replacer ces volumes sur des rayons lointains
d'une bibliothèque lointaine sans en avoir atteint le dernier mot, puis la voix
de Montaigne et de sa naifve philosophie se fit entendre, j'eus une
plus saine conception de mon devoir, et décidai de mettre fin à mon supplice au
profit d'une lecture agréablement chatouillante.
Vivre libre est un long et difficile
combat, surtout contre soi-même.
Tiens, j'ai senti comme une petite pique…
RépondreSupprimerCroyez-vous ?
SupprimerJe vis libre depuis déjà quelque temps...
RépondreSupprimerHeureux homme!
Supprimeret décidai de mettre fin à mon supplice au profit d'une lecture agréablement chatouillante.
RépondreSupprimerEt quelle est-elle ? (J'adore les chatouilles.)
"Les gens chic", de Gyp.
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