Des
magistrats d'une cour d'appel viennent de confirmer la condamnation
prononcée en première instance contre M. Renaud Camus, coupable de ne pas
hurler avec les loups et d'exprimer quelques pensées dissidentes; un vaste
arsenal de lois interdisant de qualifier selon leur mérite les décisions de
justice et les fonctionnaires qui les prononcent, relisons plutôt La persécution et
l'art d'écrire de Leo Strauss.
Car, que peut un écrivain qui vit sous la
botte des tyrans?
Allons dans un passé récent (pour moi...), et rencontrons Friedrich
Reck-Malleczewen (1884-1945), allemand, auteur très talentueux d'une trentaine
de romans qui eurent beaucoup de succés,
et qui, étant catholique et royaliste, donc authentiquement réactionnaire,
éprouvait de ce fait un sentiment d'horreur absolue envers Adolf Hitler, ses
sbires et leur idéologie.
De 1936 à 1944, Friedrich Reck-Malleczewen
tint un journal dans lequel il dit
crûment ce qu'il voit et ressent.
Rédigeant un récit historique se déroulant en 1534 à
Münster dominé par la furie et le délire des anabaptistes, il voit dans les
brutes fanatiques tyrannisant la ville et les maîtres nazis une étonnante
identité: "Ainsi donc, comme chez nous, écrit-il, ce sont des femelles
hystériques, des maîtres d'école tarés, des prêtres défroqués, des proxénètes
arrivés et le rebut de toutes les professions qui constituent le soutien
principal de ce régime."(11 août 1936).
En avril 1939, à Berlin, il voit Hitler
sortir de la Chancellerie:
"Le voilà donc, la casquette
profondément enfoncée sur le front, ressemblant assez à un receveur de tramway
broché d'argent, les mains sur le ventre comme d'habitude; voilà le dignitaire
suprême. A travers la vitre, j'observe ce visage. Ce n'est qu'un tremblotement
de bourrelets de graisse maladive, tout pendouille, tout est avachi et sans
anatomie, gélatineux, scorifié, maladif. Il n'y a pas le rayonnement,
l'étincelle, la flamme d'un prophète, mais en revanche les stigmates de
l'insuffisance sexuelle, la hargne de la demi-portion qui passe sa rage sur
d'autres. Et malgrè cela,(...) tout autour des femmes hystériques [deux ans
auparavant, il a vu des femmes porter à leur bouche et baiser le gravier sur
lequel le Führer avait marché...], des adolescents en transe, un peuple entier
dans l'état des derviches hurleurs."
La
souffrance qui est la sienne face à l'abjection hitlérienne le pousse
naturellement, et légitimement, à
l'invective , qu'il manie avec brio, le plus souvent il analyse avec une grande
hauteur de vue et une rare finesse de jugement la nature du pouvoir qui
l'écrase, qui est le pouvoir de la masse,
et abolit toute civilisation.
Fin 1944, il est arrêté, relâché, encore
arrêté et mourra à Dachau en février 1945.
Son journal sera publié en Allemagne en 1947
sous le titre Tagebuch eines Verzweifelten, encensé en 1966 par Hannah
Arendt qui en juge indispensable la lecture, publié en français en 1968 , vite
oublié, et aujourd'hui (avril 2015) réédité ( La haine et la honte, Vuibert éditeur) avec, peut-on espérer, plus
de chances de succès grâce au bel éditorial que lui a consacré M. Michel de
Jaeghere , auteur des Derniers jours,
dans le Figaro-Histoire.
La haine et la honte est un grand texte littéraire, et
le tableau d'un peuple asservi adorant son propre asservissement --une leçon morale.
Aujourd'hui peut-être, quelque écrivain
rédige, librement et clandestinement, un journal dépeignant sans crainte des tribunaux notre société, dans
l'espoir qu'en l'an 2085 ou 2100 il sera permis de le lire sans finir dans une
geôle, et de voir enfin ce qu'est le pays où nous tentons de survivre malgrè
les juges que s'est donné le peuple.
P.S. Parlant du prince-héritier de Bavière,
Friedrich Reck-Malleczewen l'appelle "notre gracieux maître" –
comment ne pas aimer cet homme?
Le livre est arrivé hier : je vais le commencer d'ici une demi-heure environ…
RépondreSupprimerVous pourrez donc en publier une judicieuse critique vers 15.35 environ.
SupprimerEt vous pouvez sauter la préface, un index, (fâcheusement omis...) eût été plus utile.
Du régime social-barbare, Friedrich Reck-Malleczewen décrit avec verve et sans détours l'aspect grotesque et inqualifiable. Bien. Encore des dépenses en perspective.
RépondreSupprimerNonobstant, on ne peut expliquer la course à l'abîme d'une société industrielle civilisée et hautement développée comme l'était la société allemande, sans expliquer comment cette course à l'abîme a pu rencontrer l'approbation d'une partie considérable de la population allemande, loin d'être toujours aussi complètement dévoyée.
Sans même parler de la faillite totale du Reich weimarien, l'historien, dit « fonctionnaliste », Hans Mommsen rappelle que « de larges fractions de la population étaient prêtes à accepter un « culte du Führer » ravivé en permanence par la propagande de Goebbels, mais la disposition des élites de fonction traditionnelles à se plier à l'autorité du « génial » Führer revêtit la plus grande importance. L'homme de la rue refusait de tenir « le Führer » pour responsable des abus du régime et l'opposait aux représentants du NSDAP et de la SS. L'identification à Hitler comme détenteur du pouvoir d'État et représentant de la nation, favorisée par des prédispositions autoritaires profondes, fut l'obstacle décisif à son isolement ou à son élimination politique qui était une condition psychologique importante d'un coup d'État. »
Hans Mommsen, La place de Hitler dans le système de pouvoir national-socialiste. In « le national-socialime et la société allemande ». MSH Paris.1997.
Pour Götz Aly, autre historien dit « fonctionnaliste », Hitler a obtenu le consensus entre les dirigeants du Reich et le peuple en préservant le niveau de vie de la population, à laquelle le régime ne pouvait promettre comme Churchill, « du sang, de la sueur et des larmes » sans risquer l'implosion.
Götz Aly, « Comment Hitler a acheté les Allemands», Champs histoire.
Il est terrible le poids de la masse ralliée aux idéologies autoritaires, totalitaires, a fortiori lorsque l'élite est contaminée... ou que le poisson pourrit par la tête.
Reck fournit des pistes...
SupprimerJe ne sais si vous les approuverez, mais il fut un écrivain intelligent.
"Aujourd'hui peut-être, quelque écrivain rédige, librement et clandestinement, un journal dépeignant sans crainte des tribunaux notre société, dans l'espoir qu'en l'an 2085 ou 2100 il sera permis de le lire sans finir dans une geôle, et de voir enfin ce qu'est le pays où nous tentons de survivre malgrè les juges que s'est donné le peuple." Voilà LE projet littéraire par excellence. J'achète le Reck, dans quelques semaines quand j'aurai terminé de revoir mes chroniques des années 90 pour qui de droit et nous verrons ce que le siècle nous commande d'écrire clandestinement...
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